Incertitude et temps de l’innovation : interview de Philippe Silberzahn

6 novembre 2017 par Christophe Jan
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Tout le monde ou presque « innove » aujourd’hui, contribuant chaque jour un peu plus à galvauder ce qui reste néanmoins un facteur-clé de la croissance des entreprises. L’innovation reste pourtant une stratégie payante, particulièrement dans son approche « disruptive », quand il s’agit de concevoir et de commercialiser des produits ou services radicalement novateurs ; quand sa cousine, l’innovation « incrémentale », se contente d’ajuster l’existant dans une approche plutôt pointilliste. Au-delà de la question de la stratégie à adopter entre ces 2 approches, la notion de temporalité de l’innovation semble aujourd’hui essentielle. Comment trouver le juste équilibre entre stabilité et rupture, et le bon timing entre court terme et long terme ? Est-ce encore pertinent ? Pour nous éclairer, Philippe Silberzahn*, spécialiste de l’innovation de rupture et de l’incertitude.

Comment peut-on piloter sa stratégie d’innovation aujourd’hui ?

Valorial : Dans un article paru dans les échos en 2016, le journaliste avance que « l’accélération est devenue l’obsession d’une société qui l’associe au progrès ». Paul Virilio la voit comme une menace et pense qu’on a atteint « le mur du temps ». Pour Jeremy Rifkin, « l’efficacité est devenue notre valeur temporelle suprême ». Cette question du temps est essentielle pour une entreprise aujourd’hui.

Philippe Silberzahn : Elle est en effet cruciale. Chaque révolution industrielle s’accompagne d’un phénomène d’accélération, décuplé aujourd’hui par la révolution numérique. Plus que l’accélération, c’est la non-linéarité du temps qui impacte le plus les organisations : des phénomènes de rupture naissent sans avoir d’impact visible sur la société et du jour au lendemain, ça s’accélère.

Le low cost aérien en est un bon exemple. Il naît à la fin des années 70, avec la compagnie South West Airlines qui lance une offre pour les étudiants comme une alternative aux bus pour traverser les Etats-Unis, et ça a des effets stratégiques sur l’ensemble du marché aérien 40 ans plus tard. Cette compagnie, en s’adressant à des non-consommateurs au départ, ne semblait pas constituer une menace majeure pour les acteurs en place puisqu’elle ne leur prenait pas de parts de marché. Puis, dans les années 90, les hommes d’affaires commencent à prendre du low-cost et le phénomène s’accélère. C’est le début de la création d’une véritable industrie qui change la donne pour toutes les compagnies aériennes avec les conséquences que l’on connait. Idem avec l’intelligence artificielle dont le concept apparaît dans les années 50 avec les ordinateurs intelligents puis se développe dans les années 90, et qui s’accélère brusquement, jusqu’à la Google Car en 2005.

Ainsi, le rapport au temps court et au temps long dans les entreprises s’en voit modifié. Cette opposition long terme et court terme ne veut finalement plus dire grand-chose. Le temps est élastique et l’enjeu pour l’entreprise est davantage dans sa capacité à repérer en amont ces ruptures (le temps long) et à se préparer pour les capter lorsque le phénomène d’accélération sera en marche (temps court). Si elle ne fait rien, elle se retrouvera rapidement hors-jeu.

Comment alors répondre aux demandes du marché dans ce contexte ?

Philippe Silberzahn : Il existe un paradoxe entre la bonne compréhension des marchés et les réponses apportées aux demandes des consommateurs, avec les « dogmes » du « customer intimacy » / « customer orientation ». La grande majorité des entreprises est orientée client, mais rate la création de demande, et au moment où elle s’exprime, il est souvent trop tard. Le train est passé. L’exemple de la Nespresso est très intéressant. Nestlé a lancé ce concept d’une machine à la maison alors que toutes les études de marché allaient contre ! C’est très bien de vouloir répondre à la demande des consommateurs, mais ce n’est pas cela qui génère des innovations de rupture, car elles naissent à l’extérieur des radars et on risque de passer à côté.

Il faut adopter une double posture, avec d’une part une orientation client qui va permettre de générer de l’innovation incrémentale et d’autre part une orientation non-consommateur pour créer des produits/services nouveaux et plus en rupture.

La clé du succès pour une entreprise est-elle alors vraiment dans une meilleure gestion du temps long et du temps court ?

Philippe Silberzahn : Cela ne s’exprime pas forcément comme ça. Une entreprise consacre 90% de ses efforts à essayer de défendre ses marchés existants dans un environnement ultra concurrentiel et pour le reste, à préparer les marchés de demain sans trop savoir où elle va. Elle doit adopter deux postures différentes dans une certaine schizophrénie, avec 2 cerveaux pas complètement antagonistes, mais des conflits à arbitrer au sein de la même organisation. Il s’agit d’affecter des ressources sans avoir de visibilité très claire, de défendre ses marchés et de créer en même temps un marché nouveau, avec 2 logiques qui s’opposent.

La problématique se pose donc moins en termes de long terme / court terme qu’entre défense de l’existant et recherche de la nouveauté qui risque de cannibaliser l’ancien modèle. C’est d’ailleurs toute la problématique autour des start-up et de la disruption. Il est souvent très difficile pour un grand groupe de travailler avec des start-up et inversement. C’est le choc des cultures, avec la complexité de faire rentrer une activité innovante qui vient se heurter à l’activité historique et cœur de métier. L’enjeu c’est l’appréciation de l’avenir de cette activité nouvelle quand on est dans la logique enfermante de la défense, parfois exagérée, de son marché alors que l’environnement bouge. C’est l’exemple de Kodak qui a bien anticipé le numérique mais s’est empêché d’y répondre vraiment pour défendre son activité historique. A noter que c’est généralement plus facile d’aller sur une nouvelle activité lorsque l’activité historique est en déclin.

Prenons l’exemple de l’industrie de la viande. Le développement d’activités innovantes sur ce secteur reste timide, alors que beaucoup de signaux laissent à penser que le secteur est en déclin. Qu’en pensez-vous ?

Philippe Silberzahn : L’être humain a la plus grande capacité à se mentir à soi-même. L’exemple de la viande est en effet assez symptomatique, dans un contexte d’évolutions sociétales profondes. Pour les producteurs et transformateurs de viandes, envisager un monde sans viande est juste inimaginable et comme souvent on préfère tuer le messager. Les indicateurs chiffrés n’apparaissent que très tardivement pour objectiver les signaux. On est dans l’incapacité à changer les choses de l’intérieur. Soit on se tourne vers l’extérieur, soit c’est l’extérieur qui va s’en charger à nos dépends.

Comment les entreprises peuvent-elles s’organiser au mieux ?

Philippe Silberzahn : Il faut créer un modèle à côté, avec une culture différente, une posture différente, des outils de mesure de performance différents. La recommandation à faire c’est donc de créer des organisations distinctes, de protéger l’ancienne activité de la nouvelle, et la nouvelle de l’ancienne. Au bout du compte, tout va dépendre de la posture entrepreneuriale. En situation d’incertitude, les logiques de co-création fonctionnent bien, les structures inter-entreprise marchent, idem pour la co-création avec les consommateurs.

Une autre possibilité est d’investir dans une start-up, c’est un des mécanismes pour faire de la mutation, pour hybrider. Une entreprise n’a pas besoin que 100% de ses employés soient impliqués dans cette start-up. Il faut insuffler de la porosité.

Quant à la question du temps, je ne crois pas à une vision long terme. L’entrepreneur n’est pas un prédic(a)teur de l’avenir mais bien un créateur de l’avenir. Bien malin celui qui peut dire ce que sera le marché de la viande dans 10 ans par exemple. Mais une chose est sûre : il faut changer avant que cela soit nécessaire : à la question « Quel est le meilleur moyen de planter un arbre ? » La meilleure réponse c’est : « il y a 10 ans ».

 

*Avec plus de vingt ans d’expérience en industrie comme entrepreneur, dirigeant d’entreprise, et consultant international, Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), dont il est Doctorant. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial, avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures et des surprises stratégiques (cygnes noirs) par les grandes organisations. Il intervient régulièrement sur ces questions via des conférences, séminaires ou missions de conseil auprès de grandes entreprises et acteurs publics. Il a publié plusieurs ouvrages dont le dernier « Bienvenue en incertitude ! Principes d’actions pour un monde de surprises ».