« Dans  l’alimentation, le monde est binaire : il y a les bons et les méchants. On n’en sort pas ! » Entretien avec Pierre Hivernat – Alimentation Générale

23 novembre 2018 par Christophe Jan
Pierre Hivernat - Alim_Generale

Etats généraux de l’Alimentation au bilan mitigé, défiance devant les produits transformés… Alors que la tendance est au foodbashing, qu’est ce qui fait – et défait – l’opinion alimentaire en 2018, à vos yeux ?

D’entrée de jeu, on ne peut pas analyser ce qui fait ou défait l’opinion sans analyser la crise de la presse, voire celle des agences de com’. Tout est en effet ici lié avec une nette tendance à se « bfm-iser » et se « cashinvest-iser », les réseaux sociaux ne faisant qu’alimenter la dérive via leur production d’informations. Le flux est  tout simplement devenu incroyable !

Juste une anecdote pour illustrer : quand nous avons démarré en 2014 en pure-player gratuit sur le web, nous avons établi un partenariat avec l’AFP, conscients qu’un sujet était en train de monter : l’alimentation.

L’AFP nous disait alors qu’en effet elle avait du mal à « vendre » ses dépêches sur le sujet ! D’où ce deal passé où nous avons décidé ensemble de mettre en avant sur notre fil les dépêches dédiées. On  avait alors entre 8 et 10 dépêches qui nous arrivaient : nous en sommes aujourd’hui à 40 chaque jour !

En 2018, les groupes de presse qui, pour exister, doivent faire le buzz, vont alors choisir dans cette masse l’information qui va faire scandale ! Sachant qu’au quotidien, chacun est collé sur son portable à regarder « la dernière actu » qui date de 3 mn et surtout pas celle qui remonte à  3 h : elle est déjà périmée !

On observe donc une offre totalement créée, supérieure à la demande, avec une demande pour des choses qui ont des aspérités ! On est effectivement dans un système où il faut des caméras cachées, et produire des choses qui doivent surtout ressortir sur le flux !

Sauf que je mettrai en opposition cette actualité de flux versus l’analyse qui, elle, nécessite du recul et de prendre du temps. Prenez le terme de « vegan » : il n’existait même pas il y a deux ans !  Et dans les sondages les plus optimistes, seuls 0,5% de nos concitoyens proscrivent tout produit animal dans leur alimentation… mais tout le monde a le mot à la bouche !

Précisément, en tant que journaliste spécialisé et donc producteur de contenus sur l’alimentation et ses enjeux, quelle est votre ligne éditoriale ? Comment travaillez-vous avec les acteurs -producteurs, entreprises, startup,  « influenceurs » –  de l’alimentaire ?

Je pourrais revenir sur l’un de nos articles : « Être flexitarien : pour un véganisme éclairé »… L’art de la nuance : tel est le défi ! Nous avons une ligne éditoriale et  nous entendons défendre des choses et pas n’importe lesquelles : il est certain qu’on ne va pas faire la promotion des produits ultra transformés dans lesquels le consommateur ne trouve et ne comprend plus rien ! Nous préférons valoriser ce qui est au profit de la bonne,  plutôt que de la mauvaise, santé !

Sauf que nous nous sommes aperçus que dans le monde de l’alimentation, le monde est binaire : il  y a les bons et les méchants. On n’en sort pas ! De 2014 à fin 2016, on en était à 30 000 visiteurs uniques sur notre site mais on ne décollait pas vraiment : on avait certes des fidèles, avec un cercle de légitimité, mais on était vus comme des bobos qui s’intéressait au bio.  Ok ! On a donc eu à cœur assez rapidement de rencontrer les « méchants » voire les très méchants du côté de la grande distribution, comme dans des entreprises, pour aller voir sur place. Et on s’est fait taxer – alors  qu’on va devenir partenaire du prochain SIAL –  et pourrir de mails nous disant : «  vous ne pouvez pas soutenir untel ou untel même si c’est la New food ou de la Foodtech : ce sont des méchants ! »

Nous sommes confrontés au quotidien à cela, avec une défiance alimentée par cette idée qu’un média vend plus quand il saute sur l’angle « dramatique ». Ce qui n’est pas du tout notre positionnement. Chaque jour, nous recevons des dépêches sur des retraits de produits. Nous ne sommes pas idiots mais en dehors des grosses crises sanitaires avérées, notre choix est de ne pas diffuser quand il s’agit de 3 mouches trouvées dans une salade !

Dans ce contexte de défiance qui semble s’accroître, comment pensez-vous que l’on puisse réconcilier durablement les consommateurs et les entreprises agroalimentaires ? Est-on condammé ici à les regarder s’observer en chiens de faïence ?

J’évoquais plus haut,  la crise de la presse ou celles des agences, mais cela n’explique pas tout ! Il faut aussi pointer la manière dont communiquent les IAA. Je le dis tout net : elles communiquent dans le monde d’avant ! Alors que certains acteurs – et pas des moindres – inventent beaucoup de choses, font de la recherche, ils communiquent comme des pieds et  quand ils veulent !

Je discute régulièrement avec  un industriel qui fait des efforts sur son jambon – moins de sel, moins de colorants – mais quand vous vous rendez dans une grande surface et regarder leur communication, c’est tout simplement atterrant ! On est dans les années ‘60 avec un marketing à l’ancienne qui infantilise le consommateur.

Dans le même temps, quand nous  proposons aux IAA un contrat  sur 18 mois avec reportages in situ mensuel, ils écarquillent des yeux : ce qu’ils veulent, c’est des CP, des dépêches, des slogans et point barre !

Du côté de l’INRA c’est la même chose! Ils sont 8 000 chercheurs et personne dans le grand public ne sait ce qu’ils produisent, alors qu’ils viennent de faire une étude sur le sel et le gras en charcuterie ! Quand j’en parle avec le patron de l’INRA, je luis dis :  « Mais com-mu-ni-quez ! ».

Et je pourrais encore citer le salon de l’agriculture : 700 000 personnes chaque année Porte de Versailles et tous les ans, on a droit dans les médias aux éternelles images sur le plus gros boeuf ou la petite phrase du politique du moment, au lieu de profiter de cette occasion pour parler aux gens !

Bref ! Tout le monde continue de travailler «  à l’ancienne », ça patine et ça mouline ! Je sais bien que quand on est dans l’industrie, on est dans  l’œil du cyclone. Pour autant, je crois que le rapport n’est pas bon : ça ne peut plus le faire comme ça ! Les pistes de progression ne manquent pas. Alors il faut miser sur le temps et tout le monde finira par avancer ensemble. J’en suis convaincu même si ça sera dur.

 

Pierre Hivernat est Directeur de la rédaction et co-fondateur d’Alimentation Générale,  la « plateforme des cultures du goût. Il interviendra au SuccessFooday le 4 décembre prochain à Pacé (35)

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Chronique  « La cerise sur le gâteau » dans l’émission « Les bonnes choses » sur France Culture le dimanche.